Méridienne d'un soir
par le 21/10/23
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"Quand je songe à ma vie passée en Afrique, il me semble qu'on pourrait la décrire comme une vie humaine, la vie d'un être qui a quitté un monde assourdissant et inquiet pour une terre paisible". "Les êtres qui rêvent pendant leur sommeil éprouvent une satisfaction particulière et profonde, inconnue du monde diurne, une forme d'extase assez passive, une légèreté du cœur semblable à celle procurée par du miel sur la langue". "Bien des gens penseront qu'il est insensé d'attendre un signe du Destin. Pour en arriver là, à vrai dire, il faut un état d'esprit que tout le monde, heureusement, ne connaît pas. Mais à ceux qui l'ont connu et qui demandent un signe, la réponse ne peut manquer, elle est une conséquence de la demande. Tous les chagrins sont supportables si on en fait une histoire". Baronne des lettres et des songes, Karen Blixen (1885-1962) n'est pas seulement une légende. C'est aussi une petite sœur de la magicienne Circé égarée au pays d'Andersen. Insaisissable, souvent masquée, elle a multiplié les pseudonymes, l'auteur des "Sept contes gothiques" continue à envoûter grâce à des livres où se mêlent les parfums des mythologies scandinaves et les fragrances du roman noir, les houles du surnaturel et les frissons du romantisme. Mais on trouve aussi, dans l'œuvre de l'amazone nordique, un récit autobiographique éblouissant, "La ferme africaine", qui a fait le tour du monde avant de devenir un film à succès, "Out of Africa" de Sydney Pollack. Karen Blixen y évoque les dix-sept années miraculeuses qu'elle passa au Kenya, entre 1914 et 1931, dans la plantation de café qu'elle dirigeait avec son mari. Tout est affaire de musique dans cet opéra cosmique qui s'accorde merveilleusement à la noblesse de l'Afrique orientale, à ses paysages qui ont la couleur de l'absolu. En dévidant ses souvenirs, Karen Blixen est parvenue à dépasser l'anecdote pour signer le livre le plus brûlant qu'aucun européen ait rapporté du continent d'ébène. Il y a l'exotisme féodal de l'immense plantation, à quelques coudées de Nairobi, la vie sauvage au pied des montagnes, les safaris, les sortilèges de la brousse, les rituels ancestraux, la magie silencieuse du monde animal et, surtout, toutes ces pages où la danoise cultivée dévoile les secrets de l'âme noire. Pour elle, la population indigène du Kenya vit dans une harmonie presque édénique avec la nature. Son témoignage est donc plus qu'un travail d'ethnographe. C'est un magistral éloge du panthéisme africain, et cela porte un nom: le bonheur. Karen Blixen, surnommée Tanne ou Tannia, est née Dinesen le dix-sept avril 1885, à Rungstedlund, d’une famille aisée de fermiers et marchands du Danemark, une richesse dans la discrétion et par le travail. La jeune Karen, une féministe et estimant sa famille étouffante, est attachée à sa liberté. "En composant pour sa gloire un monument africain, les lions venaient sur la tombe de Denys". 

 

"Il avait cependant une passion, si l'on peut qualifier de passion le besoin fanatique de sécurité et de solitude"."Denys possédait cette qualité inestimable à mes yeux: il savait écouter une histoire. L'art d'écouter une histoire s'est perdu en Europe. Les indigènes d'Afrique, qui ne savent pas lire, l'ont conservé. Les blancs eux ne savent pas écouter une histoire, même s'ils sentent qu'ils le devraient". "Il y a toujours, pour chacun de nous, quelque chose plus important que tout le reste, et je crois bien que, pour moi, c’est la liberté. Je place ma liberté au-dessus de tout". écrit ainsi Karen Blixen dans ses "Lettres d’Afrique". En effet, sa mère, Ingeborg était une suffragette, luttant pour la liberté des femmes, une intellectuelle, très cultivée et polyglotte mais en même temps très conservatrice. Cependant, la mère aura une influence décisive sur ses enfants. Son père, le capitaine d'infanterie Wilhelm Dinesen, était aussi écrivain sous le pseudonyme de Bogdams et son frère, Thomas Dinesen, ayant également, à travers une vie aventureuse, publié des souvenirs, des essais et des nouvelles. En 1879, grâce à son héritage, Wilhelm acquiert la propriété agricole de Rungstedlund à vingt kilomètres de Copenhague au bord de la mer et décide de se marier. Il fait la cour à une jeune fille, Ingeborg Westenholz. Le couple se marie en 1881. De cette union heureuse naitront cinq enfants, Inger, Karen, Ellen, Thomas, et Anders. "Pour que vous compreniez mieux cette histoire, dit-il, je pense qu'il me faut vous expliquer que déshabiller une femme était une autre affaire qu'elle doit l'être aujourd'hui. Parce qu'en somme qu'est-ce que vos jeunes femmes ont sur elles ? Aussi peu que possible. Quelques petites robes droites, coupées en trois coups de ciseaux, sans qu'on ait pris le temps de leur donner un sens. Elles ne répondent à aucun plan. Elles n'existent que pour le corps et non en soi". Le capitaine Dinesen, n'ayant pu s'occuper de sa première fille accaparée par les femmes de la famille, se promet alors de considérer son deuxième enfant comme le sien. C’est ainsi que Karen devient le compagnon de promenade de son père dans les environs. Wilhelm transmet ainsi à Tanne son amour de la nature et de la chasse et en fait sa confidente enfantine sur des questions existentielles. Karen se souviendra toujours des promenades avec son père, dans les bois et au bord du Sund. Wilhelm est élu député du parti libéral au parlement du Danemark en 1892. Puis il songe à partir pour un long voyage mais ne peut l'entreprendre car son épouse juge que les enfants sont encore trop jeunes. Il plonge alors dans une sorte de dépression. Puis, malade, il se suicide par pendaison à Copenhague, alors que Karen n'a que neuf ans. En 1898, Karen et ses deux sœurs passent une année en Suisse pour apprendre le français. Karen Blixen fait ses études à l'Académie royale des beaux-arts du Danemark de Copenhague, puis suit des études d'art à Paris et à Rome. Riche, elle rejette le mode de vie bourgeois et se tourne vers la peinture et l'écriture.

 

"Quand les gens rentrent et oublient de fermer la porte, tout s'envole, tout tombe par terre et tu es très fâchée". "Ce n'est point la liberté du tyran qui impose son bon vouloir au monde, mais celle de l'artiste libéré de la volonté. Ce n'est pas le sujet du rêve qui donne ce bonheur distinct, mais le fait que, dans le rêve, tout se passe sans le moindre effort, sans hâte ni rupture". "Il avait le pouvoir de donner une présence au silence. " "Je n'ai jamais tant aimé en ce monde que la peinture et l'écriture. Mais si j'avais à choisir, je ne serais ni peintre ni écrivain mais fermière". Elle débute comme écrivain en 1907 avec la publication d'un conte, "Les Reclus" (Eneboerne). D'autres suivront jusqu'en 1909. Puis Karen Blixen cesse d'écrire, devant son peu de succès. Au début de sa vie, elle se cherche beaucoup. Après avoir quitté l'Académie royale, Tanne devint une familière du "beau monde" aristocratique et c'est ainsi qu'elle connaît les jumeaux Hans et Bror Blixen-Finecke, ses deux petits cousins suédois. Ces deux frères ont une activité mondaine trépidante. Montant à cheval, jouant au bridge et au golf, chasses, multiples fêtes, incessantes activités de séduction. En 1909, malgré la vie très peu conventionnelle que mènent ces deux frères et bien qu'elle soit activement courtisée, Tanne tombe follement amoureuse et éprouve une grande passion pour son petit-cousin suédois, le baron Hans von Blixen-Finecke qui, de son côté, reste totalement indifférent aux sentiments de Karen. Cette situation a alors un effet dévastateur sur Tanne qui connaît une longue période de désespoir. Lorsque l'oncle de Bror, le comte Mogens Frijs, revient d'un safari en Afrique de l'Est, il évoque pour Bror et Karen la beauté du Kenya et ses perspectives d'évolution. "La compagnie de cette jeune fille lui donnait un vrai sentiment de bien-être. C'était probablement, pensait-il, parce qu'elle était vêtue, tout comme lui-même, de longs pantalons noirs qui lui semblaient être le vêtement le plus naturel pour tout le monde. Tous les falbalas, par lesquels les femmes soulignent leur féminité, contribuent à rendre leur conversation aussi vide que celle des officiers en uniforme ou des prêtres en soutane". Tous les deux y voient alors l'opportunité d'aventures, d'association, de mariage et de départ pour l'inconnu qui font que Bror et Karen deviennent associés. Un pacte est établi. D'une part, le titre de Bror et ses relations avec la haute noblesse, rattaché à la famille royale de Suède, et d'autre part, la possibilité qu'avait Tanne d'accéder à la fortune de sa propre famille qui allait garantir leur ferme. En décembre 1912, Karen se fiance avec le frère jumeau de son ancien amour, le baron Bror von Blixen-Finecke, mais ne souhaite s'établir ni au Danemark ni en Suède. Ce que souhaite Karen c'est voyager. Durant l'année 1913, Karen et Bror, alors fiancés, cherchent à créer une plantation de café dans l'Afrique orientale britannique. Bror von Blixen-Finecke achète la plantation de café M'Bagathi ainsi que la ferme Mbogani. La ferme se situe dans la banlieue verte à dix kilomètres au Sud-Ouest de Nairobi au sud du Kenya, au pied des Ngong Hills, le long de la vallée du Grand Rift. Le quatorze janvier 1914, Karen Blixen débarque à Mombasa ville portuaire au Sud du Kenya et se marie le lendemain avec Bror, qui n'était même pas venu l'accueillir à son arrivée. Dans sa vie à la ferme, Karen Blixen était entourée de serviteurs qui devinrent des amis fidèles dont Karen peint un portrait touchant. Parmi eux, Farah son interprète Somali, son fidèle homme de confiance qui la protégera tout au long du temps en Afrique. Kamante, un petit Kikuyu avec qui elle continuera d'échanger par courrier longtemps après son retour au Danemark. Kamante fut son cuisinier jusqu'à la fin. Il y a aussi Esa, son premier cuisinier, Kinanjui, le vieux chef Kikuyu devenu son ami, Karomenya, le jeune sourd-muet, Pooran Singh, le populaire forgeron indien et enfin Jama, le domestique Somali. Karen ayant des goûts aristocratiques, elle avait le sens des hiérarchies, tout en étant affectueuse, à sa manière à l’égard des africains. La baronne Karen Blixen est habitée par une grande passion pour la chasse et les Safaris.

 

"Quand le souffle passait en sifflant au-dessus de ma tête, c'était le vent dans les grands arbres de la forêt, et non la pluie. Quand il rasait le sol, c'était le vent dans les buissons et les hautes herbes, mais ce n'était pas la pluie. Quand il bruissait et chuintait à hauteur d'homme c'était le vent dans les champs de maïs. Il possédait si bien les sonorités de la pluie que l'on se faisait abuser sans cesse, cependant, on l'écoutait avec un plaisir certain, comme si un spectacle tant attendu apparaissait enfin sur la scène. Et ce n'était toujours pas la pluie". "Avant que j’assume la direction de la ferme, la passion de la chasse et les Safaris, avaient absorbé la majeure partie de mon temps. Lorsque je devins fermière, je déposais mon fusil". Solitaire, courageuse, exigeante, cultivant alors sa légende avec soin et profondément éprise de l’Afrique et des africains, l’auteure proclame, désormais, "où que je puisse être au monde, je me demanderai toujours s’il pleut au N’Gong" écrit-elle dans "ses lettres d’Afrique, 1914-1931". "Denys possédait cette qualité inestimable à mes yeux. Il savait écouter une histoire. L'art d'écouter une histoire s'est perdu en Europe. Les indigènes d'Afrique, qui ne savent pas lire, l'ont conservé. Les blancs eux ne savent pas écouter une histoire, même s'ils sentent qu'ils le devraient". Karen Blixen a affronté diverses épreuves de la vie: joies et drames de l'existence: les riches rencontres, les safaris, la sécheresse, la syphilis transmise par son mari infidèle, un divorce en 1921 et la grippe espagnole. Il y aura surtout la mort précoce, le quatorze mai 1931, de Denys Finch Hatton, un chasseur de grands chemins, qui l’avait abandonnée pour une aviatrice anglaise. Dans sa "ferme africaine", l’auteure est restée discrète sur cette relation amoureuse. En revanche, dans ses "Lettres d’Afrique": "Denys est ici, pour l’instant, et je n’ai jamais de ma vie été aussi heureuse qu’en ce moment. Tu sais ce que cela veut dire que d’être heureux de la sorte et que cela accapare toutes vos pensées et votre être entier. Il me semble que je suis pour l’éternité liée à Denys, vouée à aimer le sol qu’il foule, à être indiciblement heureuse lorsqu’il est ici et à souffrir bien plus que la mort lorsqu’il s’en va" écrit-elle à son frère et biographe, Thomas Dinesen. Dans ces drames innommables et innombrables, il y aura enfin, le coup de grâce: les mauvaises récoltes de café et la faillite de la ferme. "Ma famille qui avait mis de l’argent dans la ferme, m’écrivit du Danemark qu’il fallait la vendre. Quand, je n’eus plus d’argent, et que les récoltes ne couvrirent plus les frais, je fus forcée de vendre la ferme", écrit-elle. En 1931, Karen Blixen, qui avait choisi l’emplacement de sa tombe sur la colline du N’Gong, quitte définitivement l’Afrique, pour retourner au Danemark. Dans une certaine mesure, la romancière croit au Destin.

 

"Mais lorsque la terre répondait à l'unisson d'un rugissement profond, luxuriant et croissant, lorsque le monde entier chantait autour de moi dans toutes les directions, au-dessus et au-dessous de moi, alors c'était bien la pluie. C'était comme de retrouver la mer après en avoir été longtemps privé, comme l'étreinte d'un amant". "Je me remémorais les événements des derniers mois. J’essayais de comprendre ce qui m’était arrivé. Il me semblait que j’étais sortie de l’existence ordinaire pour entrer dans un tourbillon où je n’aurais jamais dû me trouver. Où que j’aille la terre manquerait sous mes pieds, les étoiles tomberaient du ciel. Tout ce qui m’était arrivé pouvait n’être qu’une succession de malchances, mais toutes se rattachent à une même cause: un signe du destin". Pour sa famille danoise, les fonds envoyés sont plus perçus comme une œuvre caritative et d'évangélisation que comme un investissement financier. Les époux s'éloignent de plus en plus, notamment en raison de la gestion calamiteuse de Bror et de ses infidélités, d'ailleurs tolérées. Le couple se sépare de fait en 1922 mais le divorce est prononcé en 1925, cependant, ils restent en bons termes. La situation ne cesse de se dégrader. Finalement en 1931, la société anonyme est contrainte de se placer en liquidation et de vendre la ferme. Karen Blixen passe alors les derniers mois à la ferme, à écouler la dernière récolte et tenter d'assurer la situation de ses employés. C'est un véritable déchirement pour elle. "S'ils ne s'agitent pas, ou s'ils ne peuvent pas s'empêcher de penser à une chose qu'ils doivent faire toutes affaires cessantes, ils s'endorment. Ces mêmes personnes peuvent fort bien demander quelque chose à lire, un livre ou un journal, sont tout à fait capables de passer la soirée plongées dans quelque chose d'imprimé, et même de lire un conte". Karen Blixen aura affronté des obstacles majeurs dans sa vie: le suicide son père et le retour dans son pays ruinée. Sans ces événements tragiques, sans doute que la baronne ne serait pas cette écrivaine talentueuse. En 1918, son mari lui avait présenté l'aventurier Denys Finch Hatton, pilote de l'armée de l'air britannique et guide de safari. Denys devient le grand amour de sa vie, même si leurs relations sont parfois orageuses. Charismatique et érudit, il encourage Karen à écrire, veut faire d'elle un écrivain. Denis Finch Hatton la quitte pour l'aviatrice britannique Beryl Markham. Il meurt alors dans l'accident de son avion personnel le quatorze mai 1931, à l'âge de quarante-quatre ans. La situation financière de l'exploitation se dégrade d'année en année. La ferme est finalement vendue et Karen Blixen doit quitter définitivement l'Afrique en juillet 1931. Dans une dernière lettre avant de quitter le continent africain, elle écrit:

 

"Les personnages d'un roman vous escortent quand votre cheval galope dans la plaine. Ils se promènent avec vous dans les champs de maïs. Comme les soldats débrouillards dénichent le bon cantonnement, ils trouvent seuls le lieu qui leur convient". "Même si elle a été un peu plus tendre envers certains autres, je suis malgré tout persuadée que j'ai été l'un des favourite children de l'Afrique. Un vaste univers de poésie s'est ouvert à moi et m'a laissée pénétrer en lui ici, et je lui ai donné mon cœur. J'ai plongé mon regard dans celui des lions et j'ai dormi sous la Croix du Sud, j'ai vu les grandes plaines être la proie des flammes, et alors qu'y poussait une herbe verte et tendre après la pluie, j'ai été l'amie de Somalis, de Kikuyus et de Massaï, et j'ai survolé les Ngong Hills. J'ai cueilli la plus belle rose de la vie. Ma maison a été une sorte de refuge pour les passants et pour les malades, et qu'elle a été pour tous les Noirs le centre d'un friendly spirit". Femme libre et orgueilleuse, sa nouvelle vie au Danemark est vécue comme une camisole de force. Férocement décidée à vivre, elle se sent exilée dans son propre pays: "Mon cœur est enterré à N’Gong, et c'est une gesticulation de fantôme que je mène ici. L'Afrique m'a faite, le Danemark m'a défaite". Lorsque son oncle, lui a reprochée d’avoir gaspillé l’argent de la famille dans la ferme africaine, Karen Blixen réplique qu’elle a donné sa santé et sa vie et les autres n’ont donné que l’argent. "J’ai dit à ma mère qu’elle n’avait pas grand-chose à attendre de moi, car l’autre moitié de moi était restée au N’Gong, et j’ai maintenant le sentiment que la moitié du reste repose, non pas au cimetière, mais dans le passé. C’est une tâche difficile de se trouver pour la deuxième moitié de sa vie devant l’obligation de se créer une existence, alors qu’on est sorti de la jeunesse" écrit-elle dans ses "Lettres du Danemark" (1931-1962). "Ils se sont habitués à recevoir toutes leurs impressions par le truchement des yeux. Denys, qui de manière générale avait l'ouïe très fine et avait développé ce sens durant ses safaris, préférait entendre une histoire plutôt que de la lire. Quand il arrivait à la ferme, il me demandait si j'avais de nouvelles histoires à raconter". Le dix-neuf août 1931, elle accoste à Marseille en France, puis rejoint le domaine familial de Rungstedlund au Danemark, fin août 1931. Elle est alors financièrement ruinée, sentimentalement désespérée, et sans avenir. Après avoir dû quitter sa ferme et l'Afrique, vécu dix-sept ans, de 1914 à 1931, à l'étranger loin du Danemark, Karen considère à ce moment là, son expérience de ferme africaine comme un échec total. Pour combler le vide de sa vie, elle se met à écrire en anglais, au seuil de la cinquantaine.

 

"J'emballai tous mes livres. Les caisses me servaient de sièges. Les livres jouent dans une colonie un tout autre rôle qu'en Europe. Ils montent seuls la garde de notre passé. Aussi n'est-il pas étonnant que nous éprouvions pour eux une reconnaissance ou des rancunes accrues". "Personne n'a payé plus cher son entrée en littérature", dira-t-elle plus tard. Refusant le coup du sort et de se plier au destin, au retour au Danemark, ses déceptions engendrent une vocation littéraire. "Quand les dieux veulent vous punir, ils exaucent vos vœux". En effet, "La ferme africain" est une forme de réécriture de l’histoire, une revanche sur le destin: "Vu de la ferme, les montagnes changeaient d’aspect au cours d’une même journée. Tantôt elles paraissent toutes proches, tantôt reculées à l’infini". En effet, voulant faire reculer les limites, elle a écarté la possibilité du suicide, et a adopté la posture du caméléon qui "ne pouvait vivre sans sa langue qui lui permettait d’attraper les insectes nécessaires à sa vie" écrit-elle. L’écriture est une revanche magistrale sur le coup du sort. Elle a une certaine esthétique de la vie, tirée du "Banquet" de Platon. "À l’époque où le désespoir de quitter ma ferme me gagnait, j’ai en vain cherché une consolation, dans mes livres", dit-elle. En vue de la création littéraire, il faut un énorme courage, en commençant par jeter le cœur au-dessus de l’obstacle et ensuite, comme un cavalier, il sera facile de franchir les obstacles. Par conséquent, sa production littéraire est lente, ses écrits travaillés pour rester dans l’éternité: "J’ai dû réécrire un bon nombre de choses une cinquantaine de fois. Ça en valait la peine". "Si j’avais pu m’occuper de ma ferme, j’aurais jamais écrit un seul livre. Je n’ai pas l’ambition d’écrire, mais plus certainement l’ambition de bien écrire. J’ai une grande admiration pour les esprits hautement productifs dans toute forme d’art, je reste persuadée cela doit être la qualité, non la quantité du travail qui détermine la valeur d’un artiste".

 

"Un oiseau qui développerait jusqu'à son extrême limite la puissance de ses ailes pourrait croiser, ou dépasser, un ange sur un des sentiers sauvages de l'éther". "Bien des gens penseront qu'il est insensé d'attendre un signe du Destin. Pour en arriver là, à vrai dire, il faut un état d'esprit que tout le monde, heureusement, ne connaît pas. Mais à ceux qui l'ont connu et qui demandent un signe, la réponse ne peut manquer, elle est une conséquence de la demande". "En son absence, j'inventais des contes et des histoires. Le soir, il s'installait confortablement devant la cheminée, avec tous les coussins de la maison autour de lui, je m'asseyais en tailleur à côté de lui, telle Schéhérazade, et il m'écoutait raconter une longue histoire, du début à la fin". Les problèmes de santé ou les questions de traduction ont également retardé la publication de ses ouvrages. Karen Blixen a d’abord écrit des contes. "J’appartiens à une étrange, oisive, sauvage et inutile tribu, dont je suis peut-être le dernier membre. Je suis une conteuse". Ainsi, dans "La ferme africaine", ses souvenirs, son amant. "Denys, possédait cette qualité inestimable à mes yeux. Il savait écouter une histoire. L'art d'écouter une histoire s'est perdu en Europe. Les indigènes d'Afrique, qui ne savent pas lire, l'ont conservé. Les blancs eux ne savent pas écouter une histoire, même s'ils sentent qu'ils le devraient". Les "Sept contes gothiques" (Seven Gothic Tales), une littérature fantastique, ont été publiés aux États-Unis, en anglais, le neuf avril 1934, avant d’être traduits en danois et en français en 1955. Les "Contes d’hiver", achevés en avril 1942, sont publiés, simultanément, en avril 1943, au Danemark, en Suède, en Grande-Bretagne, aux États-Unis, en Allemagne, et en 1970 chez Gallimard. Les "Nouveaux contes d’hiver" paraissent en 1957 et sont traduits chez Gallimard, en 1977. Karen Blixen n’a écrit qu’un seul roman, "Les voies de la vengeance", publié en 1944, sous le pseudonyme de Pierre Andrezel, est traduit en français, dès 1964 chez Gallimard. Le décor de ce roman d’aventures gothiques, tiré d’un fait divers tragique, prend place dans le Languedoc. Une histoire sordide d’un pasteur ayant adopté deux filles anglaises et interrogé par un juge pour la disparition de filles vendues en Amérique Latine. Karen Blixen a vécu en France et parlait notre langue. La femme du pasteur est une baronne, référence nobiliaire traduisant un clin d’œil à son statut social. C’est la "Ferme africaine" qui témoigne des engagements humanistes et de la qualité exceptionnelle de sa contribution littéraire. De ses dix-sept ans de séjour en Afrique, une vie riche, elle a réussi à en extraire une unité.

 

"Le rêveur est l'élu, l'être comblé; le plaisir et la richesse s'offrent à lui, il les accueille sans effort". "L'homme est effrayé, au fond, par l'idée du temps. Il ne trouve pas son équilibre par suite de son déplacement incessant entre le passé et le futur". "C’est l’amour. Moi j’appelle l’amour ce qui réunit toutes les choses de la vie en unité", et bien sûr l’amour pour l’Afrique et les africains, écrit-elle à Gustave Mohr, dans ses "Lettres d’Afrique". Or, les colons n’avait aucune considération pour les noirs. "Vous n’aimiez pas l’Afrique, ni en fin de compte chacun de vos amis, ni votre travail, ni l’art, ni la musique, ni les noirs, ni les lions et les rhinocéros. Pour ma part, j’aimais trop. Vous étiez en bons termes avec la plupart, mais c’est autre chose, et, dans ce sens, je peux dire que vous n’avez aucun amour. Vous trouverez dans la Bible ce qu’on dit de ceux qui n’ont pas l’amour, qu’ils sont comme un airain sonore et une clochette qui résonne" écrit-elle, sans fard et rageusement à Gustave Mohr, dans ses "Lettres du Danemark" (1931-1962). "Il la suivait même mieux que moi, car lorsque, au moment décisif, un des personnages faisait alors son apparition, il m'interrompait pour me dire: "Cet homme est mort au début de l'histoire. Mais cela ne fait rien, continuez". Karen Blixen n’arrivait pas à terminer son livre, "La Ferme africaine", le titre en français, et "La Pastorale africaine" pour la Suède, au domicile familial de Rungstedlund. Elle partit le vingt-deux septembre 1936 pour Skagen, dans le Jutland, un haut lieu de tourisme, dans le Nord du Danemark, deux mers, la Baltique et la Mer du Nord se rencontrent à cet endroit, "un phénomène unique au monde" dit l’auteure. Écrit en anglais, en cinq mois cet ouvrage est achevé le six février 1937. Le titre choisi en anglais est "Out of Africa", au lieu de "A farm in Africa". Sydney Pollack a fait, en 1985, un film sous le titre "Out of Africa", avec Meryl Streep et Robert Redford qui a remporté sept Oscars du meilleur film, meilleur réalisateur, meilleur scénario adapté, meilleure photographie, meilleure direction artistique, meilleure musique et meilleur son. Si le nom de Karen Blixen est aujourd’hui connu du monde entier, c’est ainsi surtout grâce à Sydney Pollack et à son film "Out of Africa", qui restitue de manière assez convaincante la poésie d’un univers disparu porteur de nostalgie et de rêve, en lequel chacun pourra retrouver l’image qu’il se fait du paradis perdu". Cependant, cette œuvre hollywoodienne ne relate, que sous forme romancée, la relation entre Karen Blixen et son amant, Denys Finch Hatton. Il a été reproché à Sydney Pollack d’avoir brossé une peinture idyllique et nostalgique de l’Afrique coloniale, presque irréelle. Le réalisateur a réussi un grand film populaire parce qu’il a trouvé les images et le rythme transformant le malheur en épopée. Entre Paradis et Chaos, ce film recèle une part de dramaturgie et de grandeur et dépasse des Souvenirs d’Afrique outre les qualités psychologiques de l’histoire, celles purement cinématographiques du film sont indéniables. La longueur du film est excessive, mais la beauté et l’authenticité des images, la qualité de l’interprétation rendent ces deux heures quarante de projection tout à fait supportable. En réalité, et en dépit de la qualité du film de Sydney Pollack, dont la vocation est de distraire, il est difficile de restituer le souffle poétique de "La ferme africaine".

 

"Lorsque mon cœur évoque l'Afrique je revois les girafes au clair de lune, les champs labourés, les faces luisantes de sueur pendant la cueillette du café". "J’avais le sentiment qu’une fois la prose d’Isak Dinesen passée au filtre d’un traitement cinématographique, la matière romanesque s’évaporerait, qu’il ne resterait plus rien, ou que ce qui en resterait serait dépourvu de magie. Comment traduire visuellement les cadences de sa prose ? Comment capter la tonalité si particulière de ses réminiscences ? Comment évoquer le chagrin et la nostalgie qui vous étreignent à la lecture ?" reconnaît le réalisateur lui-même. Par ailleurs, le film a presque passé sous silence, l’amour de Karen Blixen pour les africains. En effet, éprise de l’Afrique traditionnelle et des Kikuyus, l’auteure avait une connaissance et un respect profond de ce peuple, son organisation traditionnelle. "Il avait cependant une passion, si l'on peut qualifier de passion le besoin fanatique de sécurité et de solitude. Ce besoin s'apparentait au mal du pays, ou à l'instinct du pigeon, qui le pousse à revenir vers son nid". Pendant son séjour en Afrique, elle a vécu des moments d'une intensité inoubliable, s'est fait des amis loyaux et a amassé beaucoup de souvenirs et d'anecdotes. "Quand le souffle passait en sifflant au-dessus de ma tête, c'était le vent dans les grands arbres de la forêt, et non la pluie. Quand il rasait le sol, c'était le vent dans les buissons et les hautes herbes, mais ce n'était pas la pluie. Quand il bruissait et chuintait à hauteur d'homme, c'était le vent dans les champs de maïs. Il possédait si bien les sonorités de la pluie que l'on se faisait abuser sans cesse, cependant, on l'écoutait avec un plaisir certain, comme si un spectacle tant attendu apparaissait". Les colons imprégnés de la hiérarchisation de civilisation, ne voulant ni fréquenter les africains, ni découvrir leur culture et langues, n’avaient que peu d’estime pour les noirs. "La ferme africaine" de Karen Blixen est une puissante condamnation littéraire de ce racisme consubstantiellement lié à la colonisation: "Si je dois un jour écrire sur l’Afrique, le livre comportera, à n’en pas douter, une bonne part d’amertume et de critiques quant à la façon dont les anglais ont traité le pays et les gens, et ont laissé s’abattre sur ce pays une civilisation mécanique et mercantile. Ce ne sera pas une sorte de pamphlet politique, ce sera simplement un cri de mon cœur qui en sortira autant que l’amertume à l’égard du servage qui imprègne les "Récits d’un chasseur de Tourgueniev" écrit-elle ainsi dans ses "Lettres du Danemark". Dans ce mode de vie africain, le sens du drame et le goût de l’effet, loin de l'agitation vaniteuse des colons, la vie semble être suspendue dans le temps. On prend le temps de vivre et de respirer. "L’air est l’élément essentiel de la vie et du paysage africain. Quand on fait un retour en arrière, après un séjour de plusieurs années dans les hautes terre d’Afrique, on a l’impression que la vie s’y écoulait en l’air".

 

"J'aurais voulu savoir si tant de sérénité tenait plus de l'ignorance de la méchanceté humaine qu'à une suprême indulgence née de la connaissance approfondie des hommes". "Lorsque les fruits mûrs rougissaient la terre, nous allions chercher les femmes et les "Totos", c’est ainsi que l’on appelle les enfants, pour aider les hommes à la cueillette" écrit-elle. Elle connaissait, personnellement, le chef des Kikuyus, un polygame, décrit comme "un grand et beau vieillard, à l’allure fière et qui ne manquait pas d’une certaine noblesse". Les Masaïs, des pasteurs, nomades, indomptables guerriers, attachés à leur liberté, sont des voisins de la ferme, mais les colons leur avait interdit de porter leur bouclier et leurs lances. "Je pouvais de ma ferme, suivre année par année, le destin tragique de ces Masaïs condamnés à disparaître. Cette tribu de guerriers, à qui la guerre était interdite, ressemblait à un vieux lion dont on aurait rogné les griffes. C’était une nation châtrée". Les Masaïs, attachés à leur liberté, ont refusé d’être enrôlés pendant la première guerre mondiale par les britanniques. Ils n’ont jamais été des esclaves, et ne le seront jamais. On ne peut pas les détenir, ils meurent au bout de trois mois de prison. "Bien des gens penseront qu'il est insensé d'attendre un signe du Destin. Pour en arriver là, à vrai dire, il faut un état d'esprit que tout le monde, heureusement, ne connaît pas. Mais à ceux qui l'ont connu et qui demandent un signe, la réponse ne peut manquer, elle est une conséquence de la demande". Après la seconde guerre mondiale, son domaine de Rungstedlund devient un petit cercle littéraire, où Karen Blixen reçoit de nombreux jeunes écrivains et intellectuels danois, principalement issus de la revue littéraire "Heretica". Elle engage Clara Selborn, qui devient sa secrétaire ainsi que sa conseillère artistique et économique. Une amitié particulière la lie de 1948 à 1955, à un jeune poète danois, Thorkild Bjørnvig, de trente ans son cadet, qu'elle héberge et fait vivre dans son domaine. Cette histoire sera racontée par Bjørnvig lui-même dans "Le Pacte", inédit en France, douze ans après le décès de Karen Blixen. En 1958, Karen Blixen prend l'initiative de créer une fondation pour la pérennité de son domaine de Rungstedlund, avec la création d'une réserve pour les oiseaux dans le parc. Elle publie la même année "Les Derniers Contes", comprenant notamment "Le Festin de Babette". Affaiblie et malade, elle entreprend un voyage de quelques mois aux États-Unis en 1959, où l'accueil de son public est triomphal. Karen Blixen réalise alors un rêve: dîner avec Marilyn Monroe et son mari Arthur Miller. Peu après son mariage, à vingt-neuf ans, malade, Karen confie dans une lettre à son frère Thomas que son mari, atteint, lui aurait transmis la syphilis, mais ce diagnostic aurait été infirmé vers la fin de sa vie. À la ferme, Karen conduisait de grands malades (variole , méningite , typhus ) à l’hôpital, convaincue qu’elle ne serait jamais contaminée. En raison de la difficulté d'un traitement sur place, elle repart se faire soigner au Danemark en 1915. En 1955, à l'âge de soixante dix ans, elle doit subir une intervention chirurgicale sur la moelle épinière ainsi qu'une gastrectomie pour un ulcère de l'estomac. Son alimentation en sera définitivement perturbée, provoquant une malnutrition, alors qu'elle ne pèse plus que trente-cinq kilos. En 1956, son état a empiré, elle n’accepte dorénavant plus sa maladie d’une manière aussi légère, elle écrit donc à son frère dans "Correspondance d'Afrique": "J’ai passé les quatre dernières années principalement à l’hôpital ou au lit ici. J’ai l’impression de ne pas parvenir à me rétablir. Je n’arrive pas à peser plus de quarante kilos et je suis atteinte d’une sorte de paralysie des jambes. Je ne peux pratiquement ni me tenir debout, ni marcher". Karen voyage encore à Paris en 1961, puis nous quitte, le sept septembre 1962, assistée alors par son frère Thomas, dans son domaine de Rungstedlund. Elle sera enterrée, devant environ trois cents personnes, dans le parc de sa demeure. Elle repose désormais au fond du parc de Rungstedlund, et non pas sur la colline du N’Gong, au Sud du Kenya. Ernest Hemingway considérait que "La ferme africaine" était le plus beau livre du XXème siècle, et que le Prix Nobel de littérature aurait dû être attribué à Karen Blixen. Sa ferme africaine au Kenya est devenue un musée.

 

Bibliographie et références:

 

- Jean Chalon, "Karen BLIXEN, cœur africain"

- Roger Regent, "Souvenirs d’Afrique (Out of Africa)"

- Lucy Mushita, "Africaines d’hier et d’aujourd’hui"

- Nathalie Skowronek, "Karen et moi"

- Véronique Beau, "Karen Blixen, une européenne en Afrique"

- Dominique de Saint Pern, "Baronne Blixen"

- Bernadette Bertandias, "l’identité dans les récits africains de Karen Blixen"

- Amadou Bal Ba, "Karen BLIXEN et sa ferme africaine"

- Thomas Dinesen, "L'ombre du mont Kenya: ma sœur Karen Blixen"

- Violaine Gelly, "Karen Blixen"

- Micheline Laloux, "Karen Blixen, l’Afrique au cœur"

- Anne-Caroline Pandolfo, "La lionne: un portrait de Karen Blixen"

- Françoise Rydeng, "Karen Blixen et l’Afrique"

- Olé Wivel, "Karen Blixen, un conflit personnel irrésolu"

 

Bonne lecture à toutes et à tous.

Méridienne d'un soir.

Thèmes: littérature
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archivinae
une femme exceptionnelle , mais en vous lisant on a tous en tête son visage, sa voix interpreté par cette fabuleuse actrice qu'est Meryl Streep . merci Meridienne !!
J'aime 24/10/23
Méridienne d'un soir
C'est le duo qu'elle forme avec Robert Redford interprètant Denys Finch Hatton qui est magique cher . 1f607.png
J'aime 24/10/23
archivinae
oui bien sur , mais vous parliez d'abord d'elle ! Au fait, à quand des portraits d'homme sous votre plume affutée et cultivée ???
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Méridienne d'un soir
Cela viendra cher , au gré de mon inspiration et de mes envies. 1f607.png
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